Notes d'un peintre - Henri Matisse
page 6
On me dira peut être qu’il était permis d’attendre d’un peintre d’autres vues sur la peinture, et qu ‘en somme je n’ai sorti que des lieux communs. A cela, je répondrai qu’il n’est pas de vérités nouvelles.
Le rôle de l’artiste, comme celui du savant, se base à saisir des vérités courantes qui lui ont été souvent redites, mais qui prendront pour lui une nouveauté, et qu’il fera siennes le jour où il aura pressenti leur sens profond. Si les aviateurs avaient à exposer leurs recherches, à nous expliquer comment il ont pu quitter la terre et s’élancer dans l’espace, ils nous donneraient simplement la confirmation de principes de physiques très élémentaires que les inventeurs moins heureux ont négligés.
Un artiste gagne toujours à être renseigné sur son propre compte, et je me félicite d’avoir appris quel était mon point faible.
M.Pélédan, dans la Revue hebdomadaire, reproche à un certain nombre de peintres, parmi lesquels je crois devoir me ranger, de se faire appeler les « Fauves » et de s’habiller comme tout le monde, de telle sorte que leur prestance n’est pas au dessus de celle des chefs de rayons des Grands Magasins ; le génie tient-il à si peu de chose? S’il s’agit de moi, que M.Pélédan se rassure : demain, je me fais appeler Sar et m’habille en nécromant.
Dans le même article, l’excellent écrivain prétend que je ne peins pas honnêtement et j’aurais le droit de me fâcher, s’il ne prenait soin de compléter sa pensée par une définition restrictive : « Honnêtement, j’entends dans le respect de l’idéal et des règles ». Le malheur est qu’il ne nous dit pas où sont ces règles. Je veux bien qu’elles existent, mais s’il était possible de les apprendre, que d’artistes subliment nous aurions !
Les règles n’ont pas d’existence en dehors des individus : sinon aucun professeur ne le céderait en génie à Racine.
N’importe qui d’entre nous est capable de redire de belles sentences, mais bien peu de ceux qui les auront dites en auront pénétré le sens.
Qu’il se dégage un ensemble de règles plus complet d’une œuvre de Raphaël ou du Titien que d’une de Manet ou de Renoir, je suis prêt à l’admettre, mais les règles que l’on trouvera chez Manet ou chez Renoir sont celles qui conviennent à leur nature et je préfère la moindre de leurs peintures à toutes celles des peintres qui se sont contentés de démarquer la « Vénus au petit chien » ou la « Vierge au chardonneret ».
Ces derniers ne donneront le change à personne, car bon gré mal gré, nous appartenons à notre temps et nous partageons ses opinions, ses sentiments et même ses erreurs. Tous les artistes portent l’empreinte de leur époque, mais les grands artistes sont ceux en qui elle est marquée le plus profondément.
Celle où nous sommes , Courbet la représente mieux que Flandrin, Rodin mieux que Frémiet. Que nous le voulions où non, et quelque insistance que nous mettons à nous dire exilés, il s’établit entre elle et nous une solidarité à laquelle M.Pélédan lui même ne saurait échapper. Car c’est peut être ses livres que les esthéticiens de l’avenir prendront en exemple, quand il se mettront en tête de prouver que personne de nos jours n’a rien compris à l’art de Léonard de Vinci.
Publié le 25 décembre 1908 dans " La Grande Revue"