Notes d’un peintre - Henri MATISSE
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Un peintre qui s’adresse au public, non plus pour lui présenter ses œuvres, mais pour lui dévoiler quelques unes de ses idées sur l’art de peindre, s’expose à plusieurs dangers.
Tout d’abord, si je sais que beaucoup de personnes se plaisent à regarder la peinture comme une dépendance de la littérature, et à lui demander, non des idées générales qui conviennent à ses moyens, mais des idées spécifiquement littéraires, je crains qu’on ne voit pas sans étonnement le peintre à se risquer à empiéter sur le domaine de l’homme de lettres ; j’ai pleinement conscience, en effet, que la meilleur démonstration qu’il puisse donner de sa manière est celle qui résultera de ses toiles.
Pourtant des artistes comme Signac, Desvallières, Denis, Blanche, Guérin, Bernard, ont écrit des pages auxquelles les revues ont fait accueil.Pour moi, je tenterai d’exposer simplement mes sentiments et mes désirs de peintre, sans y apporter de préoccupation d’écriture.
Mais un autre danger que j’entrevois maintenant , c’est d’avoir l’air de me contredire. Je sens très fort le lien qui unit mes toiles les plus récentes à celles que j’ai peintes autrefois. Cependant, je ne pense pas exactement ce que je pensais hier. Ou plutôt, le fond de ma pensée a évolué et mes moyens d’expression l’ont suivie. Je ne répudie aucune de mes toiles, et il n’est pas une que je refasse autrement, si j’avais à la refaire. Je tends toujours vers le même but , mais je calcule différemment ma route pour y aboutir .
Enfin, s’il m’arrive de citer le nom de tel ou tel artiste, ce sera sans doute pour faire ressortir ce que sa manière a de contraire à la mienne, et on en conclura que je fais peu cas de ses œuvres. Ainsi je risquerais d’être taxé d’injustice à l’égard des peintres dont, peut-être, je comprends le mieux la recherche, ou dont je goûte le plus pleinement les réalisations, alors que j’aurais pris leur exemple, non pour marquer plus clairement, en montrant ce qu’il ont fait, ce que je tente de mon côté.
Ce que je poursuit par dessus tout, c’est l’expression.
Quelquefois, on m’a concédé une certaine science, tout en déclarant que mon ambition était bornée et n’allait pas au delà de la satisfaction d’ordre purement visuel que peut procurer la vue d’un tableau. Mais la pensée d’un peintre ne doit pas être considérer en dehors de ses moyens, car elle ne vaut qu’autant qu’elle est servie par des moyens qui doivent être d’autant plus complets ( et, par complets, je n’entends pas compliqués) que sa pensée est plus profonde . Je ne puis pas distinguer entre le sentiment que j’ai de la vie et la façon dont je le traduis.
L’expression pour moi ne réside pas dans la passion qui éclatera sur un visage ou qui s’affirmera par un mouvement violent.
Elle est dans la disposition de mon tableau : la place qu’occupent les corps, les vides qui sont autour d’eux, les proportions, tout cela y a sa part. La composition est l’art d’arranger de manière décorative les divers éléments dont le peintre dispose pour exprimer ses sentiments. Dans un tableau, chaque partie est visible et viendra jouer le rôle qui lui revient, principal ou secondaire. Tout ce qui n’a pas d’utilité dans le tableau est, par là même, nuisible. Une œuvre comporte une harmonie d’ensemble : tout détail superflu prendrait, dans l’esprit du spectateur, la place d’un autre détail essentiel.
La composition, qui doit viser à l’expression, se modifie avec la surface à couvrir.
Si je prends une feuille de papier de dimension donnée, j’y tracerai un dessin qui aura un rapport nécessaire avec son format. Je ne répèterais pas ce même dessin sur une autre feuille dont les proportions seraient différentes, qui par exemple serait rectangulaire au lieu d’être carrée. Mais je ne me contenterais pas de l’agrandir si je devais le reporter sur une feuille de format semblable, mais dix fois plus grande. Le dessin doit avoir une force d’expansion qui vivifie les choses qui l’entourent. L’artiste qui veut reporter une composition d’une toile sur une toile plus grande doit, pour en conserver l’expression, la concevoir à nouveau, la modifier dans ses apparences, et non seulement la mettre au carreau.