L'art de Camille Claudel

Article de Mathias Morhardt

paru dans Le Mercure de France en mars 1898 - page 3

 

L'apparition du Peintre mérite d'être considérée comme une des date importante de sa carrière. C'est la première œuvre où elle a montrée la puissance qu'elle a d'évoquer directement la vie. Et dés cette première œuvre, elle a atteint la maîtrise : Le Peintre, avec sa tête un peu inclinée sur l'épaule, est en effet, une œuvre de franchise et de force. Tout de suite l'accent de despotique sincérité qui en émane l'impose au respect attentif du passant. Nouveau ou ancien, l'art dont il procède est un art magnifique et vivant.

Mais aussitôt sur cette voie, Mademoiselle Camille Claudel nous apportait des preuves plus incontestables encore de son génie. De même que le peintre observé là bas à Guernesey lui avait donné l'idée de la petite figurine que nous venons de voir, de même quatre femmes assises les unes en face des autres dans l'étroit compartiment d'une voiture de chemin de fer et qui semblaient se confier on ne sait quel précieux secret devaient lui suggérer ce prodigieux chef-d'oeuvre : Les Causeuses.

Un coin intime, inexpliqué, indéterminé. Arbitrairement deux planchettes de plâtre placées en angle droit en constituent les parois délabrées. Au fond dans l'angle, une femme annonce, par un geste plein de menace et de précaution de sa main droite levée prés de sa bouche, qu'elle va parler. Et autour d'elle et devant elle, les trois commères, exaspérées de curiosité, tendent vers la bouche entre ouverte déjà et vers le geste révélateur leur visage gourmand de savoir, impatient de connaître et d'entendre.

Toutes les têtes convergent vers le but unique qui est le visage, qui est les lèvres elles-mêmes de celle qui va parler. Le dos, les épaules, le cou de chacune d'elles obéissent au même mouvement. Une même volonté les incline. Une même force les soumet. Un même frémissement, une même anxiété les pénètrent et les montrent rangées parallèlement sur deux bancs, identiques comme deux sœurs.

Cependant, elles sont toutes dissemblables les unes des autres.

L'une, assise en face de celle qui va parler, s'est recroquevillée sur elle même. Le buste est soutenu par les deux bras qui s'appuient et se croisent sur les genoux. La tête, comme pour mieux voir sortir de face le précieux secret et comme aussi pour s'assurer d'une sorte de complicité dans la curiosité et la joie d'entendre, cherche la tête de la voisine la plus immédiate et mêle ses cheveux aux siens. Pour élever un peu ses genoux sur lesquels s'appuie le buste, et pour que les yeux soient au mieux au niveau voulu, ses pieds se haussent sur leurs orteils.

L'autre femme, afin de se pencher davantage, a posé sa main droite sur le banc. Elle s'appuie fortement. Pourtant elle l'allège un peu en plaçant son pied gauche aussi loin que possible de manière à établir , par un mouvement gracieux et naturel, une sorte de contrepoids. La troisième commère, à côté de celle qui tient l'inestimable secret, s'est assise presque en diagonale. Elle s'appuie du bras gauche sur le banc et du bras droit sur son genou.

Plus heureuse que ces deux voisines , elle a pu approcher son visage de celui de la causeuse. Elle la regarde en face, les yeux dans les yeux, de toute la puissance de sa volonté, de toute son anxiété qu'elle a de ne rien perdre, de ne rien ignorer du merveilleux secret. Et, dans l'effort qu'elle a fait, son cou se gonfle, ses lèvres s'entrouvrent, son dos se voûte, tout son être témoigne de son extraordinaire passion.