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Notes d'un peintre - Henri Matisse

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On peut obtenir par les couleurs, en s’appuyant sur leur parenté ou sur leurs contrastes, des effets pleins d’agréments.

Souvent, quand je me met au travail, dans une première scéance je note des sensations fraîches et superficielles. Il y a des années, ce résultat parfois me suffisait. Si je m’en contentais aujourd’hui, alors que je pense voir plus loin, il resterait un vague dans mon tableau : j’aurais enregistré les sensations fugitives d’un moment qui ne me définiraient pas entièrement, et que je reconnaîtrais à peine le lendemain.


Je veux arriver à cet état de condensation des sensations qui fait le tableau. Je pourrais me contenter d’une œuvre de premier jet, mais elle me lasserait de suite, et je préfère la retoucher pour pouvoir la reconnaître plus tard comme une représentation de mon esprit. A une autre époque, je ne laissais pas mes toiles accrochées au mur, parce qu’elles me rappelaient des moments de surexcitations, et je n’aimais pas à les revoir étant calme.

Aujourd’hui, j’essaie d’y mettre du calme, et les reprends tant que je n’ai pas abouti. J’ai donné à peindre un corps de femme : d’abord, je lui donne de la grâce, un charme, et il s’agit de lui donner quelque chose de plus. Je vais condenser la signification de ce corps, en recherchant  ses lignes essentielles.

Le charme sera moins apparent au premier regard, mais il devra se dégager à la longue de la nouvelle image que j’aurais obtenue, et qui aura une signification plus large, plus pleinement humaine. Le charme en sera moins saillant, n’en étant pas toute la caractéristique, mais il n’en existera pas moins, contenu dans la conception générale de ma figure.

Le charme, la légèreté, la fraîcheur, autant de sensations fugaces.

J’ai une toile aux teintes fraîches et je la reprends. Le ton va sans doute s’alourdir. Au ton que j’avais en succédera un autre qui, ayant plus de densité, le remplacera avantageusement, quoique moins séduisant pour l’œil.
Les peintres impressionnistes, Monet, Sisley, en particulier, ont des sensations fines, peu distantes les unes des autres : il en résulte que leur toiles se ressemblent toutes. Le mot « impressionnisme » convient parfaitement à leur manière, car il rendent des impressions fugitives. Il ne peut subsister pour désigner certains peintres plus récents qui évitent la première impression et  la regardent presque comme mensongère. Une traduction rapide du paysage ne donne de lui qu’un moment de sa durée. Je préfère, en insistant sur son caractère, m’exposer à perdre le charme et obtenir plus de stabilité.


Sous cette succession de moments qui compose l’existence superficielle des êtres et des chose, et qui les revêt d’apparences changeantes ,tôt disparues, on peut rechercher un caractère plus vrai, plus essentiel, auquel l’artiste s’attachera pour donner de la réalité une interprétation plus durable. Quand  nous entrons dans les salles du XVIIème ou du XVIIIème siècle, au Louvre, et que nous regardons, par exemple un Puget, nous constatons que l’expression est forcée et s’exagère au point d’inquiéter. C’est encore bien autre chose si nous allons au Luxembourg : l’attitude dans laquelle les sculpteurs prennent le modèle est toujours celle qui comporte le plus grand développement des membres, la tension le plus forte des muscles.

Mais le mouvement ainsi compris ne correspond à rien dans la nature : quand nous le surprenons au moyen d’un instantané, l’image qui en résulte ne nous rappelle rien  que nous ayons vus. Le mouvement saisi dans son action n’a de sens pour nous que si nous n’isolons pas la sensation présente de celle qui la précède , ni de celle qui la suit.


Il y a deux façons d’exprimer les choses : l’une est de les montrer brutalement, l’autre de les évoquer avec art.

En s’éloignant de la représentation littérale du mouvement, on aboutit à plus de beauté et plus de grandeur. Regardons une statue égyptienne : elle nous paraît raide ;nous sentons pourtant en elle l’image d’un corps doué de mouvement et qui, malgré sa raideur, est animé.

Les Antiques Grecs sont calmes, eux aussi : un homme qui lance un disque sera pris au moment où il se ramasse sur lui même, ou du moins, s’il est dans la position la plus forcée et la plus précaire que comporte son geste, le sculpteur l’aura résumé dans un raccourci qui aura rétabli l’équilibre et réveillé l’idée de durée. Le mouvement est, par lui même instable, et ne convient pas à quelque chose de durable comme une statue, à moins que l’artiste ait eu conscience de l’action entière dont il ne représente qu’un moment.