Article de Mathias Morhardt
paru dans Le Mercure de France en mars 1898 - page 1
Extrait
… Or, selon la pensée de Mademoiselle Camille Claudel, que je voudrais pouvoir suivre et plus fidèlement interpréter, le mouvement est, en art, ce qu'il importe surtout de préciser. Mais c'est aussi ce qui est le plus difficile d'expliquer*.
Dans tous les cas, il est certain que depuis la Renaissance, c'est à peut près le moindre souci de tous les maîtres.
Ce qu'ils forcent de fixer, ce qui est l'objet de leurs préoccupations les plus constantes, c'est le morceau, c'est la belle main, bien posée, bien analysée, bien étudiée dans ses contrastes d'ombres et de lumière ; c'est la belle bête fortement charpentée, qui se détache immobile du clair obscur du fond ; c'est le nu patiemment et parfois minutieusement observé dans la tranquillité de la pose obligée.
Mais qui donc parmi eux s'occupe du mouvement ?
Qui donc s'efforcent à suivre les modifications de l'être humain soumis à une action énergique ?
Qui a donc évoqué – ce que les Japonais, les Chinois, les Grecs ont fait avec tant de sagacité et tant de génie depuis le commencement des âges – l'idée du mouvement juste dans sa forme adéquate ?
Car une jambe qui est au repos et une jambe qui marche sont deux choses différentes, combien cette dernière est plus vivante et plus vraie ! Sans doute le mouvement déforme. Pour employer une comparaison qui est de Mademoiselle Camille Claudel elle- même, il y a entre la roue qui tourne rapidement et la roue qui est immobile une différence essentielle : la roue immobile est ronde et ses rayons sont également distants les uns des autres ; la roue qui tourne n'est plus ronde et n'a plus de rayons du tout.
Le mouvement a, en quelque sorte, mangé l'anatomie, le squelette même de la roue. Et il en est ainsi du corps humain qu'il s'allonge ou se rétrécit, dont il change les proportions, et dont il bouleverse l'équilibre.
Des lors, considérer l'anatomie d'un corps en marche comme s'il était au repos est une grossière erreur d'observation. Il y a un mouvement, en effet, en état de devenir. L'artiste ne peut s'arrêter entre celui qui a été et ce qui va être. Il doit choisir. Il faut que, dans ce qui a été il ne conserve que ce qui est nécessaire pour expliquer ce qui va être. Les Grecs, qui ne se gênaient pas pour modifier les proportions, savaient les soumettre à cette impérieuse exigence.
Les Chinois et les japonais ont porté à un invraisemblable degré d'habileté l'art d'indiquer la mobilité des êtres et des choses. Du reste, tous les peuples qui sont doués d'yeux et qui ont regardé la vie se sont exclusivement préoccupés de l'interpréter sous sa forme vivante, qui sera celle de la fugacité.
Les bas reliefs et les ciselures les plus rudimentaires des peuples primitifs prouvent ce même souci de la vérité, et attestent que seule notre civilisation moderne a dédaignée la plus haute, la plus pure expression de l'art, c'est à dire son expression dramatique. Alors que les sauvages de l'Amérique et les peuplades innommées l'Afrique centrale sont aptes à susciter inoubliablement le trot d'un zèbre ou d'une antilope, nous constatons que nos plus experts artistes sont incapables de comprendre même le pas d'un cheval. C'est là seulement – Mademoiselle Camille Claudel en est bien persuadée -, qu'il faut chercher l'explication de notre décadence.Et c'est là qu'il faut chercher surtout la mystérieuse raison qui sépare si nettement , à son propre préjudice, l'art de Rembrandt et des Velasquez des Philippins et des Hokusaï.
* Je note ici que l'opinion de Rodin sur ce point diffère de celle de Mademoiselle Camille Claudel. Pour lui, le modelage, c'est l'expression de toute le sculpture. Il n'attribue au mouvement qu'une importance secondaire.