Notes d'un peintre - Henri Matisse
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La tendance dominante de la couleur doit servir le mieux possible l’expression.
Je pose mes tons sans parti pris. Si au premier abord, et peut être sans que j’en ai eu conscience, un ton m’a séduit ou arrêté, je m’apercevrais le plus souvent, une fois mon tableau fini, que j’ai respecté ce ton, alors que j’ai progressivement modifié et transformé tous les autres.
Le côté expressif des couleurs s’impose à moi de façon purement instinctive.
Pour rendre un paysage d’automne, je n’essaierais pas de me rappeler quelles teintes conviennent à cette saison, je m’inspirerai seulement de la sensation qu’elle me procure : la pureté glacée du ciel, qui est d’un bleu aigre, exprimera la saison tout aussi bien que le nuance ment des feuillages. Ma sensation elle-même peut varier : l’automne peut être doux et chaud comme le prolongement de l’été, ou au contraire frais avec un ciel froid et des arbres jaunes citron qui donnent une impression de froid et annoncent l’hiver.
Le choix de mes couleurs ne reposent sur aucune théorie scientifique ; il est basé sur l’observation, le sentiment, sur l’expérience de ma sensibilité.
S’inspirant de certaines pages de Delacroix, un artiste comme Signac se préoccupe des complémentaires, et leur connaissance théorique le portera à employer, ici ou là, tel ou tel ton. Pour moi, je cherche simplement à poser des couleurs qui rendent ma sensation. Il y a une proportion nécessaire des tons qui peut m’amener à modifier la forme d’une figure ou à transformer ma composition. Tant que je ne l’ai pas obtenue pour toutes les parties, je la cherche et je poursuis mon travail. Puis il arrive un moment où toutes les parties ont trouvé leur rapports définitifs, et dés lors, il me serait impossible de rien toucher à mon tableau sans le refaire entièrement.
En réalité, j’estime que la théorie même des complémentaires n’est pas absolue. En étudiant des tableaux de peintres dont la connaissance des couleurs repose sur l’instinct et le sentiment, sur une analogie constante de leur sensations, on pourrait préciser sur certains points les lois de la couleur, reculer les bornes de la théorie des couleurs telle qu’elle est actuellement admise.
Ce qui m’intéresse le plus , ce n’est ni la nature morte, ni le paysage, c’est la figure.
C’est elle qui me permet le mieux d’exprimer le sentiment pour ainsi dire religieux que je possède de la vie. Je ne m’attache pas à détailler tous les traits du visage, à les rendre un à un dans leur exactitude anatomique. Si j’ai un modèle italien, dont le premier aspect ne suggère que l’idée d’une existence purement animale, je découvre cependant chez lui des traits essentiels, je pénètre, parmi les lignes de son visage, celles qui traduisent ce caractère de haute gravité qui persiste dans tout être humain. Une œuvre doit porter en elle même sa signification entière et doit l’imposer au spectateur avant même qu’il en connaisse le sujet. Quand je vois les fresques de Giotto à Padoue, je ne m’inquiète pas de savoir quelle scène du Christ j’ai devant les yeux, mais de suite, je comprends le sentiment qui s’en dégage, car il est dans les lignes, la composition, dans la couleur, et le titre ne fera que confirmer mon impression.