Créer un site internet

L'art de Camille Claudel

Article de Mathias Morhardt

paru dans Le Mercure de France en mars 1898 - page 2


L'observation même respectueuse , même scrupuleuse de la nature ne suffit pas pour réaliser des chef-d'oeuvre. Il faut une passion particulière. Il y faut un don spécial qui permet de tirer de l'observation même de la vie ce qui constitue le premier élément du chef-d'oeuvre et qui en quelque sorte le témoignage de la vérité : le sens de la Beauté.

Les Grecs, comme du reste tous les peuples artistes, ont eu ce don.

Les statuettes de Tanagra, ces prodigieux « instantanés » qui nous ont à jamais restitué les incidents ordinaires de leur existence, démontrant qu'il savaient observer, et que leur observation n'était ni banale ni sotte. Car il ne s'agit pas de copier. Il est essentiel que le copiste est les yeux du poète. Il est surtout essentiel qu'il sache discerner le sens du spectacle qui est devant lui.

Quand Monsieur Edgar Pailleron regarde la société contemporaine, il écrit, très sincèrement je le crois, Le monde où l'on s'ennuit ou La Souris. Shakespeare, qui n'a pas les mêmes exemples, les mêmes hommes, les mêmes passions, et qui n'entend pas les mêmes drames, écrit Coriolan ou La Tempète, Hamlet, Falstaff, Othello ou Macbeth. Mademoiselle Camille Claudel est plus prés de Shakespeare que de M. Edouard Pailleron.

La nature, vue par elle, expliquée par son œuvre, a un immédiat caractère de grandeur, une véritable souveraineté.

Les petits groupes qui datent depuis l'époque où devant sa fenêtre ouverte sur la « Cour des Miracles », elle assistait au drame qui se jouait quotidiennement- les enfants assis en demi cercle autour du musicien aveugle, les deux petits chanteurs qui, leur chapeau à la main et leur main derrière le dos, regardent les fenêtres fermées en haut, devant eux, et tant d'autres que j'ignore encore- ont les signes sacrés des œuvres éternelles.

Le peintre, qu'elle a exécuté en 1894 à Guernesey d'après des croquis qu'elle prenait tandis que Mr Y. faisait des paysages est de cet ordre *.

Ce petit bronze qui représente l'artiste debout , le pinceau dans la main droite, la palette passée au pouce de la main gauche, solidement campé sur ces 2 jambes et mêlant ses couleurs avec soin avant de brosser la toile ne recèle assurément aucun mystère : Mademoiselle Camille Claudel a pris des notes ; elle a copiée des profils ; et, bientôt , elle a reconstituée son personnage d'après ces notes et ces profils. Elle a modelée ainsi sa figurine du Peintre sans se douter qu'elle commençait à créer un art nouveau

 

* Le Peintre, petite statuette en bronze qui appartient à M. P...., a été exposée au Salon du Champ-de-Mars de 1897. Des exemplaires en plâtre se trouvent chez divers amateurs et chez M.Bing