L'art de Camille Claudel

Article de Mathias Morhardt

paru dans Le Mercure de France en mars 1898 - page 4

 

Je crois ne pas me tromper en disant qu'il n'existe à peu prés aucune œuvre moderne qui est l'envergure des Causeuses.

Il me semble, du moins, que je n'en sait aucune où le drame se développe avec autant de soudaineté, autant de simplicité, autant de lucidité. Elle est par ailleurs, sans parenté précise avec quoi que ce soit que nous connaissions.

Elle a la providentielle clarté des crations qui ne procèdent pas d'une création connue, qui ne nous confirment pas dans une habitude déjà prise, dont la mystérieuse filiation ne s'explique pas , et qui, tout d'un coup, pourtant, selon l'inexplicable et l'imprévue volonté du génie, sont. Et ces Causeuses « sont », en effet, d'une manière définitive.

Elles ne « sont » pas seulement en vertu du caractère dramatique de leur expression. Elles « sont » parce qu'une sorte de miraculeuse raison en gouverne chaque partie en vue des fins de l'ensemble. Ici, chaque détail participe à la beauté de l'oeuvre et y contribue. Que les yeux procèdent à sa lecture phrase à phrase, en s'enivrant de la splendeur des mots, du glorieux caprice des propositions, et de leur harmonieuses combinaisons, ou que, du drame qui les émeut, ils aillent inversement vers les éléments qui le composent, partout et de toutes parts elle se défend, et nul examen si minutieux qu'il soit, ne triomphe du secret de sa perfection.

Le poème est magnifiquement écrit.

Car c'est un poème, en effet, que ces quatre femmes , assises en cercle autour de l'idée qui les domine, autour de la passion qui les inspire et les pénètre.

C'est un poème dont ces cous tendus, dont ces têtes levées, dont ces torses souples et lumineux constituent des strophes splendides. C'est un poème où le sang circule , où quelque chose palpite, où il y a des épaules qui soulève une émotion intérieure , où il y a des poitrines qui respirent , où s'atteste enfin la prodigieuse richesse de la vie.

Mais aussi ce n'est pas un coin de nature !

Un incident quelconque, un hasard, un mouvement observé en passant l'a révélé à Mademoiselle Camille Claudel.

Nul sortilège, nul effort, nulle recherche ne l'expliquent. Il est doué d'une grâce souveraine qu'il ne tient que de sa propre vertu. Il est vivant. Il vit en permanence. Le modelé et l'invention sont d'une invisible énergie. La fidélité même de l'artiste et son respect de la forme humaine s'y manifestent avec une grandeur et une liberté inconnue.

Vraiment, plus on le regarde, plus on l'aime, plus on le comprend, plus on sent qu'il verse aux yeux émerveillés la véritable ivresse de la Beauté *.

 

* C'est au salon du Champ-de-Mars de 1895 que les Causeuses parurent la première fois. Je n'ai besoin de rappeler que ce fut un événement. Encore qu'aucun titre et qu'aucune signature ne l'eussent désigné à la curiosité des passants, ont compris que, quel qu'il fût, l'auteur était désormais célèbre. On n'a pas oublié d'ailleurs, l'enthousiasme article que lui consacra notre éminent confrère Gustave Mirbeau et qui fût le premier rayon de soleil , le premier rayon de gloire ! Qui pénétra dans la retraite de la grande Artiste.